On peut pas être et avoir été

2021 - en cours

Quand j’étais petit, ma mère ne pouvait pas se permettre de rester à la maison pour s’occuper de moi. Elle partait tôt le matin pour le travail et rentrait à la tombée de la nuit. Alors elle me confiait à Papi et Mamie. Pendant toute mon enfance, jusqu’au collège, ils m’ont gardé et se sont occupés de moi. Je me souviens de la cuisine de Mamie, des odeurs dans leur appartement au Grand-Parc puis dans leur maison, quand ils ont emménagé au Bouscat. Je me souviens des mêmes histoires que me racontait souvent Papi, de son départ de Casablanca, tout seul, pour faire des courses de vélo, ou bien des trente-huit ans et demie qu’il a passés dans la même entreprise. De tous leurs petits enfants, j’étais le seul qui vivait encore près d’eux, à Bordeaux. Alors, par la force des choses, j’étais un peu leur préféré. Ça m’a toujours gêné. Ils étaient gentils avec moi. Même si on se le disait peu, on s’aimait beaucoup.

Papi et Mamie ne sont pas morts, mais ils ont cessé de vivre il y a longtemps. Tous les deux sont en maison de retraite. Mamie ne se souvient plus de rien. Quand on lui rend visite, elle raconte des histoires qui ne veulent rien dire. Elle ne reconnaît plus ses filles, et elle m’a oublié aussi. Les énormes assiettes de pâtes à la sauce et les couscous qu’elle passait sa matinée à préparer ont laissé place aux plateaux de la maison de retraite. Il ne reste plus rien de ce qui faisait d’elle «Mamie». Juste un corps cassé, un dos voûté sur un fauteuil roulant, quelques réminiscences parfois, et c’est tout.

Papi est perdu. Il était un grand cycliste dans sa jeunesse, mais aujourd’hui son corps est en train de le lâcher. Sa jambe lui fait tellement mal qu’il tient à peine debout, et sa tête est bloquée, coincée vers le sol. Il s’épuise de veiller constamment sur Mamie et de lui répéter les mêmes choses tout le temps. Lui aussi commence à perdre la tête. Ce n’est pas comme ça qu’il voyait ses dernières années. Il est malheureux, aigri. Il a perdu beaucoup de poids. Je crois qu’il est en train de se laisser mourir. Je le comprends. La vie qu’ils ont menée a été difficile. Si leurs vieux jours doivent se passer ainsi, peut-être vaut-il mieux lâcher prise.

La maison de mes grands-parents est aussi abîmée que leurs corps et leurs esprit. Quand ils y habitaient encore, tout y était mélangé, sale et confus. Ce n’était pas de leur faute, ils étaient trop vieux pour s’en occuper. Ils passaient leurs journées assis sur le canapé, à attendre dans le noir. Même la télé ne fonctionnait plus. Je me sens mal à l’aise quand j’y retourne, quand je vais les voir. J’ai du mal à le cacher. Alors je n’y vais pas souvent. Les rares fois où je leur rends visite, je prends des photos.

Quand j’ai demandé à Papi comment il allait l’autre jour, il m’a répondu : «Oh tu sais, on peut pas être et avoir été».

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